L'Œuvre de ma vie
RÉcit de RenÉ Karsenti1

English Summary of René Karsenti's "L'Oeuvre de ma vie," "The Work of my Life":

René Karsenti’s autobiographical account serves as an introduction to his brother’s longer discussion of the Karsenti family history. Born in Tlemcen, Algeria, in 1950, René spent his first six years in this provincial town, and remembers a simple and harmonious life among extended family. One day, after anxious discussions with other Jewish families in the marketplace, as the Algerian war of independence was beginning, they moved to the larger Algerian city of Oran for safety, and his father rejoined the French Army of the Air. Here began René Karsenti’s sense that nothing really belongs to us permanently. Over the next six years in Oran, living with his grandmother, he experienced his parents’ financial issues and feelings of insecurity, despite happy times at the cinema and theater, or on the beach. Not able to afford the ice cream at intermission, to this day he has a passion for ice cream.


« L'œuvre de ma vie » : les enfants Karsenti en juillet 1992.

With terrorism going on around them, and the Algerian Jews caught in the middle, from early 1962 onward the extended family began to leave Algeria in small groups, to reassemble in France. The exile, or expulsion, was difficult, but not as hard as for Jews expelled from countries such as Iraq or Egypt. Though they had lived in Algeria for centuries, the Jews had to leave because they held French citizenship. As a child, René was protected from fully experiencing the dangers facing them. The family reunited in Nice, where their mother had singlehandedly set up an apartment and found work for their father. A few months later she bravely returned to Algeria alone to retrieve the rest of their possessions, especially family mementoes like photographs, but found their apartment occupied and was chased away as a terrorist. In later life, when faced with difficulties, René Karsenti has always thought of his parents’ courage and positive attitude in the face of almost insurmountable problems.

Cette œuvre de mémoire a été un travail important et nécessaire pour notre famille dont nous sommes grandement reconnaissants à mon frère Albert, qui a toujours été pour moi un modèle de méthode et d'analyse. La préparation, la recherche, l'enquête auxquelles il a bien voulu m'associer ont aussi œuvré à nous rapprocher encore plus, de comprendre mieux la lignée et le message de nos ancêtres, le courage, l'amour et le sens de la transmission de nos parents qui ont permis de faire de leurs enfants ces êtres accomplis, "l' œuvre de ma vie" comme me le confiait ma mère à l'hiver de sa vie en découvrant la photo de ses cinq enfants, que nous avions prise lors de la Bat-mitzvah de sa petite-fille Emmanuelle à Londres et à laquelle elle n'avait pas pu assister du fait de sa frêle santé. C'était en 1992, cinq cents ans après l'expulsion d'Espagne de nos ancêtres. Déjà une trahison de leur terre d'accueil.

L'Algérie a marqué profondément mon enfance et m'a structuré, comme nous tous dans notre famille, en ces méditerranéens avides de soleil, de mer mais aussi ouverts à d'autres peuples, dans ce pays qui était un carrefour de religions et cultures mais où chacun était conscient de la place de sa propre culture et du devoir de sa transmission.

Tlemcen

1950, Tlemcen, berceau de nos ancêtres, où je suis né, benjamin non programmé mais ô combien choyé ensuite, au matin d'une nuit d'hiver à la maison, ranimé, m'a-t-on dit, par le Dr Prate que mon père était allé chercher d'urgence à la clinique toute proche, en me frottant dans notre fameux apéritif alcoolisé en Algérie, l'anisette.  Mon frère Albert, qui avait huit ans et dormait profondément dans la chambre adjacente malgré l'agitation qui devait régner, n'a fait ma connaissance qu'à son réveil le matin.

Mariage de Colette Karsenti et Isaac-Jacky Djian le 19 décembre 1953

Au centre avec lunettes Léon Karsenti (50 ans).

Me revient aussi cette discussion anxieuse de mes parents un jour au marché de Tlemcen avec leurs amis sur les attentats et assassinats, qui venaient de ternir notre joie de vie et qui marquait le début de la Guerre d' Algérie, le retour dans l'active de notre père qui allait vite rejoindre l'Armée de l'air à la frontière tunisienne et de notre départ à Oran. Mon premier exil et je me revois encore avec Yvette disant au revoir à la maison, à nos meubles. Ce sens de fragilité, d'injustice où rien ne nous est vraiment acquis et qui sera renforcé par notre exil définitif de notre terre natale, a aussi marqué nos caractères mais nous a sans doute renforcés au cours de nos vies pour affronter les difficultés.

Oran

D'Oran je me souviens de cette enfance heureuse en famille malgré l'éloignement de notre père, près de notre grand-mère Marie Benhaïm et de nos cousins, de ma sœur Colette et de ses enfants. Pour eux j'étais à la fois cet oncle trop jeune et un peu, moi le benjamin de ma fratrie, aussi traité par Colette comme le "frère aîné" de ces neveux. Sans doute ce paradoxe m'a permis de me construire avec ce mélange de sens de responsabilité de grand frère mais aussi de la légèreté, l'insouciance de petit dernier, à la fois protecteur mais aussi à la recherche de protection. Un équilibre inédit qui m'a aidé dans ma vie.

De mes six années à Oran, je retiens cette vie simple et familiale pas toujours aisée, où les disputes entre nos parents essentiellement liées à des problèmes budgétaires n'étaient pas exceptionnelles, avec cette atmosphère souvent festive de notre quartier juif, les épices, la foule, les fêtes juives, mes amis et nos jeux dans notre immeuble, mon lycée, la culture française, nos soirées avec notre mère, grande admiratrice de Gilbert Bécaud et autres grands chanteurs de l' époque au Théâtre de Verdure ( bien sûr dans la section la moins chère du théâtre), nos journées et l'année 1960, notre été entier, à la plage de Bousville, dans cette villa au bord de l'eau. 

Anniversaire d'Albert Karsenti, le 16 mars 1960.
René à gauche (10 ans), Mireille (49 ans), Yvette (14 ans).

En fait une vie simple, loin d'être facile financièrement, une famille unie où nous étions tous si près et solidaires l'un de l'autre. 

Nos distractions étaient aussi nos sorties familiales certains dimanches après midi au cinéma où notre mère nous apportait des sandwiches et gâteaux pour l'entr'acte, les esquimaux n'entrant pas dans notre budget. Certains pensent que je compense ce manque par mon grand appétit aujourd'hui pour les glaces vanille-chocolat !

L'arrivée de la télévision, que m'avait fait découvrir Albert sur ses épaules dans le café d'en face, avec son unique chaîne en noir et blanc allait aussi jouer un rôle important dans nos loisirs a la maison.

Je me souviens aussi de la joie de vivre de ma sœur Marlène et de son mariage célébré par le grand Rabbin d'Oran Ashkenazi (père du grand philosophe Manitou), dans cette grande Synagogue en face de chez nous, de la fête qui suivit chez nous, mais aussi le lendemain, de l'attentat au plastic visant notre voisin du dernier étage au dessus de nos voisins Fima. La guerre n'était jamais loin. 

Je me souviens de la naissance de ma nièce Dominique en mai 1962, avec son père Roger bravant le couvre-feu en pleine nuit pour conduire Marlène à la clinique. Un mois plus tard elles devaient quitter, toutes les deux seules, Oran pour Nice où nous ne devions nous retrouver que trois mois plus tard. 

Exil

En effet notre famille en quelques mois s'était éparpillée début 1962 avant l'indépendance du 5 juillet. Albert avait vu son sursis suspendu comme tous les étudiants pieds-noirs et avait été incorporé comme élève-officier aux chasseurs alpins de Modane ! Colette et ses enfants avaient pu quitter Oran auparavant en mars dans des conditions plus correctes pour Le Blanc-Mesnil, une banlieue de Paris que l'on qualifierait aujourd'hui de banlieue sensible, où son mari Jacky les avaient rejoints en catimini car tout homme était passible d'exécution par l'OAS s'il "désertait" l'Algérie. Yvette et moi avions trouvé refuge chez eux fin mai 1962. Puis notre mère nous y rejoint fin juin 1962. Notre grand-mère et oncles sont partis pour Bordeaux. Nous tous partis avec une ou deux valises chacun...

Rien en fait ne nous préparait vraiment à ce séisme qui nous arracha de notre quotidien et fera de nous, comme nos ancêtres, des réfugiés de même que tous ces proches avec qui j'avais grandi, éparpillés en France métropolitaine en laissant derrière, dans ce pays où nos ancêtres ont vécu quelques cinq siècles, nos biens, nos photos dans ces tiroirs de la commode, nos bien-aimés dans ces cimetières maintenant à l'abandon. 

Notre exil était celui des pieds-noirs qui étaient forcés de quitter cette Algérie encore française. Ce fut un exil terrible pour tous. Cette indépendance qui était inévitable s'est passée dans les plus mauvaises conditions possibles et nos gouvernants d'alors, de Gaulle en premier lieu, en portent la responsabilité. Certes, les jusqu'au-boutistes de l'Algérie française, l'OAS, souvent dirigés par ces anciens vichystes en mal de revanche contre ce de Gaulle de la Résistance, nous ont aussi bernés et manipulés ; ils nous ont fait croire à une alternative à cet exode. 

Mon père a cru en effet à la possibilité d'une Algérie qui passerait sans trop de drames à son indépendance, particulièrement en 1961, lors du putsch des généraux en Algérie, «ce quarteron de généraux à la retraite!», commel'avait dénigré De Gaulle, il avait alors écrit à son ami et  son ancien supérieur de l'Armée de l' air, le Général Jouhaud, pied-noir comme lui, pour lui témoigner de son amitié et fidélité. Cela valut à mon père de disparaitre pendant deux jours quand il subit un interrogatoire intensif par les officiers de la Sécurité Intérieure qui avait trouvé cette lettre lorsque le Putsch avait été rapidement vaincu en quelques jours. Certains disent que cet épisode lui aurait coûté sa Légion d'Honneur. Il illustre en fait un trait fondamental du caractère de mon père dont je suis fier, toujours loyal et fidèle en amitié.

Mais en fait les Juifs expulsés des pays arabes depuis la Seconde guerre mondiale, souvent de manière bien plus cruelle que nous ailleurs, d'Irak en Egypte, étaient souvent parmi les premiers habitants de cette terre. Ils représentent au total près d'un million de personnes, des réfugiés, des drames dont on ne parle peu et dont les enfants et petits-enfants ne réclament pas d'aide de l'ONU ou autres compensations qui seraient en fait tellement justifiées.

Rien ne nous est acquis en effet. Mais alors que pour nous, enfants et adolescents à Oran, les conditions de notre exil a pu même ressembler parfois à un épisode festif comme j' en parle ailleurs dans ce livre, aujourd'hui, cinquante ans après, à l' âge qu'avaient nos parents quand ils ont quitté Oran, je peux prendre enfin la pleine mesure du drame qu'ils ont vécu et leurs efforts colossaux pour protéger leurs enfants dans cette adversité et refaire leur vie et nous élever à Nice. 



René Karsenti à Nice en 1963 environ

Nice

Nice en effet, où j'ai passé une adolescence heureuse au bord de cette Méditerranée retrouvée. Nice la vacancière que j'ai découverte avec Yvette et mon père en ce mois d'août 1962 en revenant en train de Paris (en chantant le fameux «Et j'entends siffler le train » de Richard Anthony), après ces deux mois paisibles au Blanc-Mesnil et ma découverte de Paris où, à ma grande surprise, nous pouvions sortir même le soir sans couvre-feu, risque d'attentats ou explosions terroristes. Je me souviens aussi du déferlement de tous ces pieds-noirs que je voyais entassés dans ce camp de transit à l'aéroport du Bourget où je venais me promener tous les jours avec mon ami Jean Louis Nouchi.

Mais jamais je ne l'ai vue ainsi que mon père, baisser les bras ; bien au contraire, battante elle avait l'habitude de me dire cette phrase qui a toujours résonné en moi : «Il faut aller de l'avant !»

Jeunesse à Nice

Ce fut donc le début de mon adolescence et de cette douce jeunesse, à la plage, en famille, au lycée du Parc Imperial, cette ancienne résidence de Tsar reconvertie en lycée pour tous ces baby-boomers, et les retrouvailles avec des camarades du Lycée Lamoricière d' Oran et de mon ami Jean.

La plage du Forum, la bande à Momo, ma Bar-mitsvah, les mariages, les naissances, les fêtes en famille, l'arrivée enfin de Colette et de sa famille à Nice grâce à l'intermédiation de mon père dans la vente des Galeries Garnier à la famille Djian. C'était un peu la vie familiale d'Oran qui se reconstruisait dans une France moderne et vigoureuse des années 60, avec la créativité de notre génération, sa musique (les Beatles que j'avais salués au balcon du Negresco, les yéyés, Brel, Ferrat…) et ses révoltes qui restaient toujours modérées sous le soleil de la Côte...

Loin de toute abondance, nous étions simplement heureux et nous nous intégrions parfaitement à cette société, avides de réussite scolaire et sociale. L'Algérie s'estompait pour nous autres adolescents sans doute, mais les blessures de nos ainés les faisaient encore souffrir secrètement et entre eux lorsqu'ils se retrouvaient avec leurs amis et bavardaient sur cette Promenade des Anglais que nous rebaptisions alors « Promenade des Lamentations »

Je suis rempli de gratitude envers Albert qui a su rendre un hommage si justifié à nos parents, héritiers comme nous de cette belle histoire de notre peuple et porteurs de ce projet. Nos parents ont traversé en effet un siècle de guerres, de drames, de trahisons de leur patrie. Mon père, comme mon grand père maternel Albert, un grand patriote français, et mes oncles, ont été victimes de cette trahison française par les lois de Vichy en 1941. Deuxième trahison de la France pour mon père ensuite, en ce terrible 5 juillet 1962 à Oran , le jour de l' indépendance où plus de deux mille européens ont été massacrés ou enlevés par des algériens devenus fous de sang mais sous la complicité passive du General Katz, en charge des forces françaises à Oran qui n' avait pas daigné les protéger jusque tard dans l' après midi alors que la France s' y était engagée par les accords d' Evian qu'elle venait de signer. Comme le raconte ma sœur Yvette dans ce livre, mon père a failli être exécuté par cette foule arabe déchaînée, il a été aligné sur un mur avec d'autres européens, s'apprêtant à mourir. Sa survie tient du miracle.

Lorsque plusieurs années plus tard, dans les années 80, bien loin de l'Algérie, je me suis retrouvé tard un soir à mon bureau de la Banque Mondiale à Washington avec ma collègue dont les parents avaient été des résistants juifs polonais, nous débattant avec un problème professionnel très difficile, elle a eu ce mot qui a minoré toutes ces difficultés futiles: " René, ne penses-tu pas que nos parents avaient des problèmes bien plus graves à nos âges?». Nous avions en effet à peine quarante ans et nos parents à notre âge traversaient alors une guerre mondiale... 

Et lorsque je me prends à perdre quelquefois confiance et douter en l'avenir, lorsque je pense que nos difficultés risquent d' être insurmontables, que l' avenir est sombre, je retrouve cette lueur d' espoir jamais éteinte et si chère à notre peuple, en pensant à mes parents, à leur exemple, dont j'espère que nos enfants et petits-enfants continueront aussi à s'inspirer, et qui, en pleine guerre, danger et désarroi, ont cru en l'avenir, ont désiré et ont donné naissance en 1942, il y a exactement soixante-dix ans, en pleine détresse alors, à mon frère Albert, l'auteur de cette superbe œuvre de mémoire.

René Karsenti
16 mars 2012


Notes

1. René Karsenti is the President of the International Capital Market Association (ICMA). He previously served as ICMA's Executive President. He is involved in particular with ICMA's interaction with governments, regulatory bodies, trade associations, and international organisations. From 2009 to May 2011, René Karsenti was also Chairman of the International Council of Securities Associations (ICSA). He was Director General of Finance at the European Investment Bank (EIB) in Luxembourg, having previously served as Treasurer of the European Bank for Reconstruction and Development (EBRD) in London from its inception in May 1991 to 1995. Prior to joining EBRD, from 1979 René Karsenti held a variety of senior positions in the World Bank Group, including as IFC Treasurer. He is chairman of the board of the International Finance Facility for Immunisation (IFFIm), a multilateral development institution created to accelerate the availability of predictable, long-term funds for health and immunisation programmes through the GAVI Alliance (a partnership with the Gates Foundation) for children in the poorest countries. He holds an engineering degree from ESCIL, Lyon and a PhD in Economics from the Sorbonne University in Paris. He has also carried out research in finance and economics at the University of California, Berkeley. René Karsenti has been awarded the French Legion d' Honneur. He is the younger brother of Albert Karsenti and lives in Paris with his wife Hélène.

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