Chronique d'un retour au pays natal: Journal tunisien 1955-19561
De
Albert Memmi

Avertissement de l'auteur

Ces feuillets n'étaient pas destinés à la publication ; ils sont pris dans un « garde-manger », un réservoir qui devait alimenter où je puis normale régulièrement et que j'enrichis quotidiennement.

Si je me suis décidé à les livrer tels quels, c'est pour une question raison d'urgence, parce qu'il me semble qu'ils peuvent aider à la compréhension de problèmes que nous vivons tous les jours en A.F.

Sartre me disait /à peu près/ que notre probl[ème], à nous écrivains d'1 certaine d'actualité, c'est de donner assez vite pour aider à l'actualité, d'écrire assez bien pour donner œuvre d'écrivains.

Je n'ai pu trouver que cette formule. Mais ce que je puis affirmer, c'est que ce journal n'est ni un pamphlet, ni une démonstration. Il a voulu être l'expression suivie du drame tunisien.

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Dimanche 2 janvier 1955 : Aider les communistes tout en restant libre gardant liberté intellectuelle et aussi – dans une certaine mesure – liberté d'action.
Jeudi 6 janvier 1955 : Bavardé hier avec Valdegren, le directeur de l'Institut agronomique. Sa thèse : les Français de Tunisie sont simplement des médiocres. « Français moyens ». La relève ne s'est pas faite. La 1ère génération était la bonne. Les fils de colons sont des minus.

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Mercredi 12 janvier 55 : Discussion avec le Dt Thomier et sa femme sur les musulmans, leur paresse, leur saleté et réaction de Germaine.
Je me suis disputé avec G. parce qu'après le départ des Thomier, elle m'a dit que leur description des musulmans (paresse, manque d'esprit critique, malhonnêteté, etc.) devait être vraie. Ils ont seulement tort d'expliquer cela par leur caractère (racisme en somme) : ce sont les conditions d'existence qui favorisent ces refus, cette délinquance en somme.
(# les Français sous l'Occupation sabotaient le travail ou chapardaient sans remord [sic]). En somme, dans cette situation, les musulmans ne peuvent pas rendre tout ce qu'ils pourraient rendre. Thèse où il y a à glaner.

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Mercredi 2 février : Parlé devant le mouv[emen]t de jeunesse juive de « la ѱsociologie du Juif tunisien ». Les quelques adultes qui étaient là étaient furent, je crois, scandalisés. Je suis assez content de ce que j'ai fit. Assez hypothéqué encore cependant, mais me semble juste.

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J. Daniel m'écrit que les Destouriens lui ayant demandé conseil pour 1 chroniqueur littéraire, il avait donné mon nom. Et que lui était d'avis que je devais accepter. « C'est le moment, m'écrit-il, de collaborer avec eux.» Je lui réponds qu'en effet je dirais oui. Je n'ai pas ajouté que je doutais fort qu'ils me le demandent. Cela fait déjà 1 quinzaine de jours que j'ai reçu sa lettre.

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Dimanche : Jour de fête ? Je le suppose, parce qu'il serait agréable de n'avoir pas à faire. Or il est insupportable de le repos me pèse

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Mardi 15 fév. 55 : Le marxisme /(communis[me])/ ne peut être une réponse générale au probl[ème] juif parce que dans certains cas il y a des solutions + écono[miques], moins coûteuses. Dans un pays où la révolution est faite, le marxisme est le moins coûteux. Dans un pays (Tunisie) qui doit encore passer, de l'avis m[ême] de [phrase inachevée]

Jeudi 24 février : Rendez-vous cet après-midi au cabinet de Masmoudi, le Ministre d’État destourien. Ne pas oublier que j'accepte de travailler avec (si cela se fait) pour servir la vérité et la justice, et non pour mon avancement perrsonnel : i.e. les amener, eux, à admettre que je dirai toujours la vérité et que je sacrifierai la vérité à l'opportunité. Quels qu'en fussent les avantages pour moi.

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Samedi 26 : On pille des boulangeries jusqu'à Bizerte. Ne pas m'habituer à la misère.

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Dimanche 27 : D'avoir accepté cette direction littéraire, la seule perspective de ce souci déjà m'inhibe, m'empêche de travailler depuis 2 jours ou pendant lesquels je n'ai j'ai corrigé des copies, écrit des lettres, Les Sentiers n'avancent pas.
Je m'étais tant promis de ne rien faire d'autre, rien accepter avant le fin des Sentiers !

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« L'eau ne bout pas quand on la regarde. » proverbe chinois cité par P. Claudel.

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6 mars : Ce n'est pas tout d'avoir le courage de ne pas se mêler de politique active (parti, réunions, etc.). Il faut aussi avoir la force de ne pas en avoir de remords.

7 mars :me convaincre que l'attitude en qqe sorte méthodologique, du politique et du moral et de l'esthétique) sont contradictoires.

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Un recueil : Démystification. Sur le probl[ême] juif, sur le probl[ême] arabe, etc.
probl[ême] juif : ceci qu'il n'y a pas de solution pour 1 Juif, que
1/ son enlèvement d'hors les nations (i.e. Le massacre ou le sionisme)
2/ la transformation radicale des nations (i.e. La révolution)

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13 [?] avril : Art d'écrire
Je ne crois pas qu'un créateur puisse être mû (uniquement) par les souffrances des autres. L'impulsion vient d'une difficulté personnelle, souvent d'un conflit avec les autres.
Qu'est-ce que la réussite, sinon la reconnaissance par les autres ? Le succès est donc, en un sens, la solution au conflit initial. Par suite, l'impulsion de l'oeuvre cesse.
Il faut donc à un moment donné soit changer de ressort, soit par l'imagination continuer à vivre le conflit initial. Ou : refuser le succès.
Refuser les honneurs. Voilà le sens du refus des honneurs : 1 défense instinctive du créateur (heureux le créateur dont les conflits sont insolubles, car il créera t[ou]j[our]s)

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Vendredi 15 : Me suis laissé embarquer, une fois de plus, dans une affaire qui me fait perdre mon temps: je suis dans une liste de candidats au Conseil de la Communauté. Je n'ai pas su refuser, surtout après avoir donné imprudemment mon avis. Idem pour le journal L'Action. Je commence à croire que je n'avais pas de motifs de préoccupation. Je m'en inventerais.

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Discussion avec Grand, d'où il ressort qu'il faut réclamer tout (pour les Tunisiens), persuadé que la France ne se laissera pas entièrement faire.

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Avec le Père Marien (sup[érieur] Pères blancs) où il apparaît combien son idéologie est liée avec des considérations t[ou]t de m[ême] raciaux [sic] et d'oppression malgré l'élégance de l'homme et l'élévation de la façade.

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Jeudi […] mai 19552 – confér[ence] de Claude Roy : « Toute parole suppose une oreille » ; « j'écris pour faire un chef d'oeuvre de la vie des autres » ; « je cherche le point central entre les individus et les peuples » ; « On fait de la littérature non avec de bons sentiments, certes, mais avec de grands sentiments »
On peut lui objecter que c'est 1 programme parmi d'autres. Il répondrait :
- Chimère pour chimère, je préfère celle de la compréhension des peuples par les peuples.

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Le journal sioniste La Terre retrouvée me demande un texte pour l'inclure dans un numéro spécial sur la Tunisie à l'heure des conventions. J'écris le texte ci-joint, puis le montre in extremis, à André Belliche qui me fait remarquer qu'il est inutile de donner un texte presque antisioniste à un journal sioniste. Je m'en étais à peine aperçu. A quel point je suis mal adapté à ces échanges sociaux.

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Je pense après Le Scorpion à un « journal africain » où je dirai ce que je dénoncerais, bien sûr, ce que fait la droite et dirais également ce que ne dis pas la gauche. Un témoignage complet, s'il était possible.
Je sais ce que risque en commençant ce journal nord-africain, c'[est] à d[ire] de mécontenter tout le monde. Je ne puis même pas souhaiter le contraire. J'estime seulement avoir le courage d'en arriver à bout.
Et pourtant, si la France disparaissait de la carte, je serais, je crois, affolé comme si l'on m'interdisait à jamais de rentrer chez moi. Je ne me sens d'autre à l'aise, d'autre part, que de ce côté-ci de la Méditerranée. Et enfin, quels que soient mes points communs véritables avec eux, quelle que sera ma destinée, il me serait impossible d'abandonner cette masse d'hommes persécutés par l'histoire. Voilà mes trois pôles. Je n'accepterai d'en sacrifier complètement aucun. Ceci dit, qu'est-ce que j'ai à leur passer !

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Jean Sénac m'écrit que Camus s'apprête à parler du « drame nord-africain » dans des termes qui vont lui aliéner tout la gauche. Il y a aurait là occasion de préciser ma propre pensée. Il faut pourtant que je finisse /d'abord/ le texte du Scorpion. J'en suis désolé pour Camus parce que je connais exactement son drame.
Réponse possible. Votre drame, Camus, est que vous soyez précisément un écrivain nord-africain et non /pour Les T[emps] M[odernes] s[eulemen]t français.
Faut-il qu'on finisse par dire : le meilleur écrivains N[ord] A[fricain], hélas !

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13 juillet : L'article de Camus sur l'expr a paru. Me rassure sur lui. Car En somme, rien de très compromettant. Condamne le terrorisme et condamne la répression (il y a t[ou]t de m[ême] un certain courage, q[uan]d on n'est pas de droite, à condamner aujourd'hui le terrorisme)

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ѱsociologie du colonisateur.

  1. Point commun à tous les membres de la colonie (dominante) :  ѱ de privilégiés, m[ême] : car c'est une impression relative à q[uel]q['un] de la m[ême]. Ici, m[ême] 1 petit fonctionnaire sait qu'il touche davantage, bénéficie de plus d'avantages, etc. qu'1 fonctionnaire de m[ême] grade dans la métropole.
  2. En m[ême] temps, mauvaise c[onscienc]e, jus[temen]t parce que les gens de la m[ême] classe dans la métropole ont un style de vie moins élevé. D'où nécessair[emen]t l'Européen des Colonies est t[ou]jour]s plus réactionnaire que l'Européen de m[ême] classe.

     En m[ême] temps, autre conséq[uence] : pour justifier ses privilèges, fait valoir ses souffrances , ses difficultés, : d[on]c revendications de droite. A besoin pour justifier ses privilèges :
a. d'abaisser le colonisé (racisme) et non pas provisoir[emen]t  - mais irrémédiabl[emen]t : racisme.
b. d'élever ses origines : + de cocarde en colonie.

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Portrait d'1 colonie

Après Agar: non pas me lancer dans la bagarre politique
mais me situer

- Le Français :  ѱ du colonisateur (T[emps] M[odernes]?)
- Le colonisé :  ѱ du Juif N.A.
avec une variante : le musulman
// Les gens et les faits //


20 ans de retard

Les communistes – le Français de gauche – le Juif de gauche etc.
+ les institutions, la drogue, le jeu  |  le privilège, le backchich     / l'exploitation /

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4 oct 55 : Le Juif tunisien étant minoritaire ne peut que suivre une majorité : 3 solutions possibles :

  1. Etant minoritaire, qu'il adopte les caract[éristiques] complètes de cette nationalité, i.e. en particulier la langue et la culture arabes.
  2. Etant déjà de langue et de culture françaises, qu'il adopte la nationalité française.  
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6 décembre 1955 : Causerie Grand sur « Rencontre des civilisations »
Mzali (musulman) : La libération de la Tunisie, ce n'est pas une fin en soi. La promotion technique, est-ce bien nécessaire, si elle nuire aux valeurs traditionnelles de l'Islam ?
P. Sebag (communiste) : 1/ reconnaît, pour la 1ère fois à ma connaissance que toutes les civilisations ne se valent pas. Ainsi la Chine, après sa révolution, s'est mise à l'école de l'Occident (pour l'Industrialisation, l'organisation du travail, etc..)
2/ Le relativisme des civilis[ations], dont on nous rebat les oreilles actuellement, est faux.
Memmi : il faut oser viser l'universalité, rappeler que c'est la fin.
Contre Mzali : la technique ou la mort, aujourd'hui. La libération polit[ique] passe par la promotion technique.

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Grand : la rencontre d'1 autre civilis[ation] permet seule de saisir la sienne propre. C'est ce qui s'est passé pour le héros de La Statue de sel.

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Retrouver la citation de [un blanc] : Vos colonies, « ou vous renoncez à elles, ou elles renoncent à vous. ». montrer qu'aujourd'hui les métropoles ne se décident pas à renoncer à leurs colonies et que les colonies aspirent à se débarrasser des métropoles.

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ѱ du C[olonis]é       servilité du C[olonis]é  -  comport[emen]t faussé de part et d'autre. Leur relation participe de toutes les relations d'autorité.

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Le C[olonisateu]r ne cherche pas à comprendre le C[olonis
Ou il le nie (oppresseur), ou il se projette en lui (le généreux, le pédagogue, l'humaniste). Il voudrait se voir en lui.
Citation Manoni [sic], p. 126, note 2.
sur la projection, d'après Manoni [resic] fondamentale dans l'explication des accusations portées contre le C[olonis]é.

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Grand : le Français de Tunisie qui y passe tte sa vie et qui n'a pas eu le temps d'apprendre l'arabe. Révélateur.

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Sebag : la civilisation française a apporté progrès et asservissement. Le progrès est en m[ême] [temps?] humiliation. (D'où le réflexe de refuser le progrès) A.M.
C'est la première fois que Sebag reconnaît que la colonis[ation] fut en m[ême] temps progrès. Involontaire soit).

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Ceci dit, cela ne peut servir à légitimer la civilisation sur le plan de la valeur, puisque la  colonis[ation] d[an]s son intention ne cherchait pas à apporter ce progrès. Ce progrès est une conséquence (professeurs – savants).

7 décembre : Excellent texte de Jean Cohen sur « Colonialisme et racisme en Algérie »3
En fait, il présente brièvement les 2 portraits que je voudrais faire du C[olonis]é et du c[olonisateu)r. Mieux encore, il montre c[ommen]t ils sont liés, c[omme] je voudrais le faire.
Vers la fin il liste et croit possible la transformation du c[olonisateu)r en chef d'entreprise. Il suggère 1 normalisation du c[olonisateu)r.
Alors que la vérité est qu'il deviendra un étranger.

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le 16 : // a noter // Conversation de Mareschal, hier soir, sur Ben Soltane et Amar.

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De quoi s'agit-il pour moi ? De me faire aimer ou de dire la vérité ?

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Le 19 déc. 55 : Ce matin, Germaine est littéral[emen]t assaillie au marché par les petits porteurs. L'1 d'eux, avec qui elle avait fait un prix lui a barré la portière de la voiture et elle a été obligée de le repousser avec quelque force.

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Mareschal a reçu 1 note de son ministre lui signifiant la fin de son contrat.

25 déc. 55 : Ali Bannour (hier soir ; dîner chez eux)
Fini les savons de France et tous les produits détersifs de France. Ceux qui ne savaient utiliser que les produits de France, eh bien tant pis pour eux ! A partir de maintenant, ils seront obligés d'utiliser les produits tunisiens.
Il y a Grinçant. Il y avait 1 explication, + simple et + acceptable : il s'agit de donner du travail aux artisans locaux, d'aider l'industrie locale. Pourquoi présenter cela comme une revanche et 1 punition des Français et de ceux qui se servent des produits français ?

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Ali Bannour me donne /encore/ 1 caricature de moi m[ême], une éxagération de ce que je suis en partie. Eh bien, ce n'est pas beau.

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26 déc : Ben Ammar, le Résident du Conseil, pleure souvent, paraît-il, débordé par la situation

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J'ai donc choisi de tout dire, ou de me taire

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Le nationalisme et la gauche

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29 : J'ai rencontré ce matin Bourguiba. De petite taille, ni gros ni maigre,– c'est le visage qui est intéressant, assez puissant, par le menton peut-être, les courbes nettes, malgrè la fatigue, un /le/ dessèchement qui s'annonce. Il parle le français avec 1 /fort/ accent et cherche ses mots. Je croyais qu'il parlait mieux, mais c'est 1 h[omme] de l'autre génération. Il a lu des passages de La Statue de sel, me dit-il – pas tout. L'avait frappé le pittoresque, la vérité de la description.
- Agar, lui dis-je, traite du mariage mixte.
- Je le savais. Je connais bien ce probl[ème], ajoute-t-il.
Il est grave, mais je crois qu'il sera moins grave, de plus en plus. Dans la mesure où le Tunisien se sentira plus l'égal de… plus libre.
Quand il est entré, il s'excuse de m'avoir fait attendre.
- C'est trop ! C'est trop ! Dit-il aussitôt, le médecin m'a dit que j'étais plus fatigué qu'à mon arrivée. J'ai beau leur dire : il y a les ministres, il y a… Ils ne veulent pas, ils me disent : « Tu es notre père ! »
Cela lui fait visiblement et naïvement plaisir. Je suis surpris d'1 telle spontanéité, si naïve. Nous parlons de
- Vous savez, ajoute-t-il, que j'ai été « impliqué » dans, moi m[ême] dans 1 mariage mixte… J'ai eu la chance de tomber sur 1 femme compréhensive… tandis que mon neveu, c'est fini, il est perdu, ses enfants sont catéchisés !
Il dit cela avec amertume.
Puis nous parlons des événements
Puis je lui propose de l'aider à transcrire ses mémoires. Cela lui fait plaisir. Mais pas t[ou]t de suite.
- Il faut d'abord en finir avec Ben Youssef. Vous savez : c'est un H[omme] sans scrupule, il est capable de tout. Il a fallu parer à tout ; avec ça que la cour ne sait pas toujours ce qu'il faut faire qu'elle veut, il y a des gens qui hésitent, qui ne savent pas où se trouvent l'avenir.
- La situation est mauvaise ?
- Très. Après, nous verrons. C'est 1 bonne idée, mais il faut d'abord que n[ou]s sortions de cette période.
Le téléphone. Les gens attendent jusque dans la rue. Nous nous levons. Il me serre la main, puis ajoute la main gauche sur ma droite.

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Ce soir, j'ai vu Masmoudi, le ministre, qui me dit à propos de Bourguiba
- C'est un H[omme] extraord[inaire]. Dans le privé, il est passionné, chaleureux. Devant la foule, il devient glacial et dur, il les engueule. D[an]s le privé, on dirait 1 mystique, devant 1 foule, il semble au contraire réaliste et froid.

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Masmoudi est, lui, de la nouv[elle] génération. Parle parfait[emen]t le français. Petite moustache, bien habillé.

 [Ecrit au crayon sur un petit feuillet à part] 29.XII.55
Il dit au gardien de voitures :
- Ce n'est vraiment pas la peine de diriger la manœuvre.
L'autre eut honte et tourna la tête. C'était inattendu (il fut mécontent de lui). Ce fut à son tour d'avoir honte. Il avait ajouté à la honte de l'autre.

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D'après Ali Bannour, il serait question de supprimer les machines pour donner de la main d'oeuvre.

1956

1er janvier 1956, 10h du matin : La ville endormie du sommeil artificiel de la Belle au Bois dormant.

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Pour que je puisse écrire valabl[emen]t, il faut que j'ai l'impression que j'échoue par ailleurs.

7 janvier 56 : Ministre – la déclaration du Sultan
J'avais dit à P. Sebag (ou noté, je ne sais plus) que je considèrerais qu'il y avait q[uel]q[ue] chose de changé dans la situation des Juifs en Afrique du Nord le jour où un Juif pourrait y être ministre premier ministre. Voici qu'après la Tunisie, le Maroc vient de se donner un ministre juif – pas un premier ministre, il est vrai, mais tout de même un ministre.

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Le fils du Sultan vient de prononcer quelques phrases qui me paraissent très importantes, que j'aurais voulu dire, qui révèlent au moins le courage enfin de parler ouvertement. Je le recopie ici :
« Deux éléments de population se sont côtoyés depuis des siècles : les juifs et les musulmans. Il faut le dire sans rougir, sans avoir honte. Ils ont souvent été appelés à se haïr, à se tourner le dos. Il ne faut pas qu'aujourd'hui cela continue. Je sais bien qu'il n'est pas un musulman qui n'ait les yeux fixés sur Le Caire. Je sais bien qu'il n'est pas un juif qui ne regarde vers la Palestine. Est-ce une raison valable pour être divisés ?
Je sais bien que les juifs continueront encore à se méfier, que b[eau]c[ou]p de musulmans haussent les épaules. Tactique, disent les uns et les autres.
Nasser aussi en Egypte
Le régime actuel en Egypte a également commencé par envoyer Neguib dans les synagogues, pour avoir l'appui de ses citoyens juifs. Et puis, quand il s'est senti plus ferme, il a pendu des juifs et assimilé volontiers Israëliens et juifs.
N'importe Peut-être. Cependant il y a des mouvements irréversibles en histoire aussi.
Car de quoi s'agit-il ? D'arriver à ce que les masses marocaines trouvent normal qu'un juif ait sa place entière au Maroc. Que le fils du Sultan le proclame, même si plus tard la fluctuation de la politique l'amèneront à supprimer ce poste de ministre, il aura déjà contribué à ce mouvement de l'histoire.

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À Paris : Lorsque certains me disent « votre patrie » (Aragon) cela me paraissait curieux. Me fait plaisir et à la fois me repousse.

Il m'arrive q[uel]q[ue]fois d'être dur avec les Français, je peux préciser ici que mon attach[emen]t à la France est immense, que je suis de culture française, etc. Mais que ceci ne signifie pas la trahison des miens et de tous les H[ommes] au profit des mirages de la France que /au surplus/ les Français eux-mêmes n'acceptent pas.. D'autre part que, quel [sic] que soit la justesse de la cause des N.A et mon entier dévouement à cette cause, je ne peux me cacher ce que ce renouveau national est éphémère d[an]s sa forme ; que, je l'avoue, la nation elle-m[ême] m'est peu chère, sinon les H[ommes].
En bref, ce qui peut être m'importe avant tout, après le salut des êtres, c'est la liberté.

15 janvier 56 : Invité à une soirée dansante chez Vacherot qui célèbre son 3ème mariage.
Ai déjà noté à quel point cette société française est malsaine. Non parce qu'on y cherche à tout instant l'aventure sexuelle. Mais parce, surtout, qu'ils ne la supportent pas.
Sur une quarantaine d'invités, Mareschal nous a révélé qu'il y avait eu 3 tentatives de suicide, plusieurs séparations, remariages, etc. A peu près tous, les couples se sont cocufiés 1 ou plusieurs fois. Mais sans badinage. Une de ces femmes avait couché 1 fois avec le maître de maison, elle a fait des remords depuis 10 ans.
Il y a q[uel]q[ue]s semaines, il y a eu un suicide, à la suite du départ d'1 mari avec 1 autre femme. Le mari n'en fut pas très affecté, paraît-il.
Les Vice-consuls et le Consul d'Italie – les fermes des colons, etc.

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L'après-midi, me suis engueulé, une fois de plus, avec 1 patron menuisier, petit industriel, qui m'a déclaré :
- « Ici (dans son entreprise) c'est la France, une enclave française en Tunisie, donc vous pouvez avoir confiance (sous entendu, le reste, c'est de la saloperie). »
Puis, c[omme] je lui représentai qu'il avait des méthodes commerciales curieuses, il ajoute :
- Je peux me le permettre, j'ai mis sur mon dos deux fois la veste militaire, etc.. etc.
je l'ai remis en place assez nettement. Au retour, c[omme] je lui apportais de l'argent, il change totalement de langage. Il a réfléchi que j'étais juif.
- Je dirige, me dit-il, une association de commerçants. Il y a dedans par ex[emple] Bellaïche et Gozlan, des gens, Monsieur, très bien…
Il voulait me faire plaisir, croyait-il (Bellaïche et Gozlan étant des noms juifs). Puis il ajoute-t-il.
- Très bien : ils sont Français depuis Napoléon III.
Je n'avais plus envie de discuter ; le type commençait à m'amuser. Il se plaignait de ses difficultés de trésorerie ; je lui rétorque que c'est son affaire et puis que les commerçants ne disent rien lorsque tout va /fort/ bien et se lamentent lorsque ça va mal, que je connais les commerçants car mon propre frère était commerçant. Il me répond sèchement.
- Je ne suis pas de ces gens qui trafiquent ! Je n'ai jamais connu les vaches grasses.
Quelle que soit la manière dont on l'aborde, il accuse, attaque, agresse…

Cette scène peut être reprise en deux parties.
1ère partie : dispute : le bonhomme affirme ses sentiments colonialistes, racistes, etc.
2ème partie : je reviens avec l'argent. Le type veut arranger les choses : il affirme des tas d'arguments conciliateurs qui sont tout autant colonialistes et racistes.
Ecoutez, lui dis-je, vous ne savez pas /à qui vous avez affaire après tout/ si je n'ai pas ne me suis pas battu moi m[ême].
- Ah, dit-il avec componction, si v[ou]s v[ou]s êtes battu, je vous transmets [?] mes compliments.
- Je n'ai rien dit, dis-je. Mais si je ne m'étais pas battu, je ne vois pas le rapport avec ma commande.  Réservez cela à vos rapports amicaux….
- J'ai 60 ans, dit-il, et j'ai t[ou]j[our]s été franc : et tous mes clients sont mes amis… (ou mes ennemis!)

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Son fils vient de revenir d'Indochine

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A la soirée de Vacherot : Mareschal raconte les bonnes fortunes de chacun. Donc tout cela se sait. Ils les racontent tous. Ignoble.

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//Important ://  La scène avec le menuisier peut être suivi [sic] immédiatement par la scène chez les Vacherot : là, discussions diverses. Entre autres : 1 femme discute avec le héros de La Statue de sel :
« Je trouve que vous avez été trop dur avec les Français. Je ne trouve pas qu'ils soient racistes ou…
Il n'avait pas envie de discuter. Il éluda eut envie 1 instant de lui raconter la scène avec le menuisier ; il y avait trop de bruit et de musique. Il éluda. Il dit que ce n'était pas tous les Français qu'il dépeignait mais des personnages particuliers. Ce qu'il ne pensait pas du tout.

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Le d[octeu]r Nataf qui boude le héros.

Mardi le 17 janvier 56 : de passage à : Geerbrandt – Mandel – Rousseaux

Il avait (malgrè ses lunettes) l'air égaré, stupide, le regard émoussé du myope qui a perdu ses verres (Rabi)

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19 janvier : Je découvre subitement que pourquoi j'ai une telle horreur de l'érudition. C'est qu'elle est également une fuite.
On ne peut tout écrire et tout, n'est-ce pas ? On ne peut écrire qu'un nombre limité d'ouvrages dans une vie. Aurais-je accepté de passer la mienne sur q[uel]q[ue]s problèmes d'érudit hors du temps et de l'act l'exercice de la liberté ?

L'expression satisfaite des gens d'après-manger : non différente de celle d'après l'amour.

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Le Français de gauche : Grand déclare pour la 1ère fois : « Pour dire la vérité, nous pensons quelquefois à partir, maintenant. »
- N'est-ce pas Gribouille d'avoir affirmé oeuvré si vigoureusement pour promouvoir une situation politique qui aboutit à votre exclusion ?
- Pas davantage qu'au bourgeois qui lutte pour la révolution.
- Comparaison seulement juste à moitié. Car pour ne pas être le révolutionnaire-bourgeois accepte également la suite de la révolution, i.e. il accepte de s'intégrer à la société nouvelle.
Pour être ne pas être Gribouille, il aurait fallu que le Français l'Européen de gauche accepte l'idée de s'intégrer aux jeunes nations ex-coloniales. (Bien sûr difficultés religieuses, etc.) et acceptera-t-il s'abandonner sa nationalité européenne pour cette nouvelle nationalité ? Sinon, en fait, il continue à souhaiter 1 situation privilégiée.

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Mme Mzali, professeur, me parle d'une Union des Femmes qu'elle essaye de relancer avec des camarades. Très bien je l'y Je l'y encourage, lui offre mon aide. Puis, venant à parler du titre exact de l'association, elle précise : « Union musulmane des femmes tunisiennes ». Je ne dis rien ; mais pourquoi cette précision, pourquoi cette exclusion des autres femmes non-musulmanes ? Lorsqu'on répondra : mais en Europe également, il y a du chauvinisme, et en France Poujade, je répondrai aussi : Faut-il donc accepter le pire ici, sous prétexte qu'il existe aussi en Europe ?

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André Rousseaux : Remarquable à quel point il n'a pas compris, il est loin de la situation psychologique des Tunisiens. Je lui explique posément que l'ambition des Tunisiens est d'arriver à 1 culture nationale, avec 1 langue propre : l'arabe. Que l'arabisation de la Tunisie a commencé et qu'elle continuera très probablement et de plus en plus. Il fait les objections classiques : l'arabe peut-il servir à l'enseign[emen]t, aux échanges, etc.. ? Je lui explique que ceci est 1 affaire de temps, de rédaction de manuels, d'assouplissement et d'enrichiss[emen]t de langue. Que, en tous cas, c'est la direction dans laquelle les Tunisiens veulent aller et vont déjà. Il est un peu décontenancé. Puis, le lendemain, me dit, triomphant :
- Je viens de découvrir que la Tunisie est, sur la carte, sur la m[ême] verticale que la France ! Et je me suis dit : Qu'est-ce que l'Egypte et l'Orient viennent faire là dedans ! Les Tunisiens sont plus près de nous que de l'Egypte !
J'invite en même temps que lui les dirigeants de l'hebdomadaire L'Action. Il leur dit la m[ême] chose. Ils reconnaissent qu'ils sont de culture en grande partie française, mais affectivement (mot exact) ils sont pour l'Orient, pour l'arabe, etc. Cette politique d'accord avec la France est dictée par des nécessités aperçues rationnellement.
Rousseaux s'étonne : « Rationnellement ? C'est tout ! » D'ailleurs, il n'a pas confiance dans la raison (« Ce Vous l'avez prise chez nous, dit-il, et c'est ce qu'il y a de moins bon en vous »).
Il aurait préféré des liens du coeur. Les autres restent muets là-dessus. Il soupire :
- Ah ! Ce doit être de notre faute, si vous ne vous sentez pas liés davantage affectivement à nous…

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A noter qu'1 minute avant, nous parlions du plan Soustelle, il se récriait contre cette utopie. Assimilation des Français et des Algériens ! Quelle absurdité ! Il ne disait pas utopie, il trouvait cela scandaleux. Pour être juste, les autres aussi trouvaient cela scandaleux.
Je dus prendre mon courage à deux mains pour parler et dire que je voulais bien trouver cela objectiv[emen]t utopique, dans l'état actuel des esprits, des préjugés, etc. mais que je ne trouvais pas cette assimilation malsaine et scandaleuse. Mais j'étais le seul.

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Arnold Mandel : Enfin, dit Rousseaux, que veulent-ils ? Voici ce que déclare Bourguiba :
- « Nous aurons besoin des techniciens français et des enseignants français, longtemps encore, jusqu'à ce que les nôtres soient formés... »
- Quoi, s'indigne Rousseaux, jusqu'à ce que les leurs soient formés ! A ce moment-là, c'est fini pour les Français !
Il ne comprend pas que c'est une situation nouvelle. On veut bien leur demander encore un service, mais plus une installation à vie.

Arnold Mandel : Petit bonhomme – Sa bouche
- Vous essayez, me dit-il, d'impli vous adressez en fait aux non-juifs. Pour leur donner des explic[ations]. Sur le J[uif], certes. Mais aux non-juifs. Il y a un risque, c'est qu'ils ne puissent vous entendre.
Il opposait cela aux mon travail à celui des écrivains qui écrivent pour le juif direct[emen]t. Je n'ai pas pensé à lui répondre que c'est 1 plus sûr moyen de ne pas atteindre du tout les non-juifs, ni peut-être les juifs d'ailleurs, qui ne lisent pas ce qui leur est exclusivement destiné.

Les Français : Et puis il y a les inconscients. Comme cette jeune femme qui à la soirée des Vacherot me reproche à propos de La Statue de sel :
- Et vous avez dit que les Français étaient racistes ! Moi, je vous assure que je n'ai jamais fait de différence, que j'ai t[ou]j[ou]rs fréquenté des juifs, etc.. etc..
Venant après mon engueulade avec le menuisier, c'était assez comique.

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Enfin, que veulent-ils, au juste ?
//préciser//
Rester Français, /i.e./ en ayant tous les droits des Tunisiens sans en avoir les devoirs.

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Je suis content, en somme, de vivre cette aventure tunisienne.

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Notes

1. With many thanks to Albert Memmi for permission for Sephardic Horizons to publish this extract from his 1955-56 journal for the first time, and to Guy Dugas for facilitating this.

2. Le mai 1955, Claude Roy vient faire une conférence à Tunis sur . Il s'ensuit un entretien dans le n° 5 de L'Action, du lundi 23 mai

3. Dans Les Temps Modernes, n° 119, novembre 1955.

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