Quelques
compléments
à
propos
de
l'écriture
colorée chez
Albert
Memmi
de
Guy Dugas1
La technique d'écriture colorée, incomplètement proposée par Memmi dans Le Scorpion (Gallimard, 1969), puis théorisée dans L'Ecriture colorée ou je vous aime en rouge (Périple, 1986) n'a, à ma connaissance, donné lieu à aucune analyse ou approche critique. En 1986, profitant d'un compte-rendu, j'avais toutefois tenté un compte-rendu croisé de ce dernier essai avec le recueil posthume de Jean Sénac, Alchimie (Paris, éd. Lafabrie, s.d.) Ce sont ces pistes initiales que je voudrais ici prolonger de quelques compléments à la lumière du journal intime inédit d'Albert Memmi (au moment de la rédaction du Scorpion, il prend du reste la forme d'un Journal du Scorpion), et de certaines de ses correspondances (Etiemble, Barthes).
En 1969, Albert Memmi, désireux de changer de forme après deux récits très personnels – La Statue de sel (1953) et Agar (1955) – trop souvent reçus comme des documents autobiographiques, de simples romans à clefs, entreprend de publier Le Scorpion, volumineux roman polyphonique et labyrinthique, assorti in fine d'une « note de l'auteur » :
« Le lecteur l'aura compris : ce livre aurait dû être imprimé en caractères de couleurs différentes. Je m'en expliquerai dans les Dialogues sur une écriture colorée. Les objections techniques de l'éditeur, portant en particulier sur le prix excessif d'un tel ouvrage, nous ont obligés à nous contenter da variations typographiques. Nous comptons sur le lecteur pour un effort complémentaire d'imagination. Ce sera sa part dans cette œuvre commune. »
Ainsi présentée sans le moindre « mode d'emploi », cette technique peut passer pour ponctuelle et comme un jeu supplémentaire entre auteur et lecteur, au sein d'un roman qui ne manque pas de dimension ludique. En réalité, l'idée est bien antérieure, puisqu'on en trouve les premières traces dès 1961 dans le Journal intime de Memmi, avec cette mention : « L'écriture colorée – autres dimensions de l'écriture », et plus loin : « Ecrire avec plusieurs encres de couleurs différentes. Je croyais avoir fait une découverte. Je lis que Joyce avait déjà essayé (acheter le bouquin – Gallimard) »2
1. Le contexte
Fin des années 60 et passage aux années 70 : sur le plan des sciences humaines et de la littérature, la période est passionante : elle marque la fin du Nouveau Roman, envers lequel Memmi nourrissait beaucoup de préventions. En 1967 paraît De la Grammatologie3, interrogation sur les pouvoirs de l'écriture et véritable « science des éléments graphiques ». L'année suivante, c'est Mai 68, qui affiche sur les murs des villes une parole singulière mais souvent ambiguë que l'universitaire Memmi considère avec circonspection. Dans ces mêmes années, Roland Barthes, Etiemble avec l'ultime tome de son Hygiène des Lettres4, Gilles Deleuze avec Logique du sens5, prolongent, sur des modes très différents, cette interrogation.
Pour Memmi, aussi – qui vient de mettre un terme avec L'Homme dominé (Gallimard, 1968) à une série de série d'une demi-douzaine de portraits aux travers desquels il espérait pouvoir exprimer les idées philosophiques ou sociologiques qui le préoccupent sans pour autant nier le vécu, « concilier la rigueur de pensée de l'essai avec la richesse, la complexité du réel, de sauvegarder la saveur du vécu sans se laisser tenter par la facilité de la fantaisie »6 – cette période est essentielle : installé à Paris depuis une quinzaine d'années, la Tunisie n'apparaît plus dans son œuvre qu'en toile de fond, avec une nostalgie teintée d'ironie qui s'accentuera dans le roman suivant, Le Désert (Gallimard, 1977). Mais éprouvant les pires difficultés pour se faire accepter par la France (ce n'est qu'en 1967 qu'il obtiendra la nationalité française) et son université, il en conçoit aussi un sentiment d'exil et très logiquement, c'est une réflexion nouvelle, sur l'identité incertaine et la confusion des origines qui apparaît dans ses œuvres.
Près de vingt ans après la publication du Scorpion, dont la composition en rupture avec les deux romans précédents va troubler la réception, mais alors qu'il a déjà abandonné cette technique dans la pratique, Albert Memmi explicite donc dans un essai d'une centaine de pages, L'Ecriture colorée ou je vous aime en rouge, sous-titré (Essai sur une dimension nouvelle de l'écriture : la couleur), la technique d'écriture dans laquelle il avait espéré composer son roman.
Entre le roman et l'essai, deux correspondances intéressantes et complémentaires sur le sujet : l'une, ponctuelle, avec Roland Barthes ; l'autre, beaucoup plus suivie avec Etiemble (22 lettres de Memmi à Etiemble, + 1 à Madame Kohn Etiemble, 2 lettres d'Etiemble aux Memmi + 2 textes d'accompagnement figurent dans le fonds Etiemble de la Bibliotecque nationale française [BnF]. C'est à cette dernière correspondance que nous allons surtout nous intéresser, aux regards des nombreux textes d'Etiemble sur Le Sonnet des voyelles de Rimbaud et de la polémique engagée à ce sujet avec Faurisson.
2. Du constat au vœu: la question du rapport au réel
C'est dans la conclusion du Portrait du colonisé (Buchet Chastel, 1957), où Memmi invite à distinguer le constat du vœu entre lesquels « la confusion [lui] paraît bien trop fréquente aujourd'hui, et des plus pernicieuses », qu'il faut rechercher les sources de notre problème. Cette distinction trop rapidement lancée, l'auteur l'explicitera de manière plus insistante quelques mois plus tard dans un texte sur La Gauche française et le problème nord-africain, paru dans la revue Arguments7 et reproduit dans notre édition critique des Portraits8 :
« Je voudrais revenir ici à une distinction méthodologique que j'avais eu le tort d'indiquer trop rapidement dans Le Portrait du colonisé : celle du vœu et du constat.
J'y disais qu'il était nécessaire de séparer nettement ces deux étapes : qu'il fallait provoquer d'abord la discussion par un bilan et n'examiner les solutions qu'après. Un constat peut être parfaitement correct et les vœux parfaitement discutables : pour cette raison, entre autres, que le constat porte sur le réel, le vœu est du domaine de l'hypothèse, du futur, souvent de l'éthique ou simplement de la passion. Enfin la préoccupation des solutions risque constamment de gêner , de polluer l'examen du constat. »
Non seulement Memmi reviendra ensuite constamment sur ce dyptique constat/voeu dans ses Portraits ultérieurs, comme un élément primordial de méthode, « une règle de travail, une précaution contre la confusion », plus encore « l'expression même de plans différents de la vie. »9, mais c'est à partir de lui qu'il va composer Le Scorpion, retour à la fiction – cela a déjà été noté – après le long détour sociologique de cette série des Portraits.
Le Scorpion est une œuvre profuse, de structure complexe, bien différente dans la manière des fictions antérieures du même auteur, roman que l'on a pu qualifier d'« autofictionnel », de « roman de l'exil », ou de « la quête des origines », etc. Memmi lui-même le définit comme « l'enchevêtrement, dans la vision qu'un homme a de lui-même, de son passé personnel et historique, de son appartenance à un groupe, lui-même plus ou moins mythique, de sa conduite actuelle, constamment alourdie, signifiante de l'ensemble de son drame. C'est à cause de ces difficultés à se saisir, et pour rendre compte de cette complexe richesse, que j'ai essayé de mettre en œuvre tant de moyens divers. D'où l'Ecriture colorée, les différentes typographies, les reproductions qui jalonnent Le Scorpion, et qui viennent également suggérer les différentes perspectives du livre. »10
Mais ce qui, à nos yeux, se joue aussi entre les deux frères narrateurs – tous deux s'exprimant à la première personne : Emile, écrivain disparu, et Marcel, médecin, d'esprit moins imaginatif, plus rationnel, chargé par sa famille et son éditeur de mettre de l'ordre parmi ses papiers – c'est leur commune impossibilité à maîtriser le réel, même le plus immédiat (les relations familiales, l'intime connaissance de personnages pourtant très proches, la mère par exemple), à faire face à cette « idiotie du réel » qu'évoquera Clément Rosset une décennie plus tard11.
3. L'Ecriture colorée
Voilà donc la question posée – et c'est celle du rapport entre écriture et réel. Les relations que l'individu entretient avec le réel, avec la vérité (au sens aristotélicien du terme), ne sont ni constants, ni univoques, d'autant plus qu'elles jouent avec le temps selon plusieurs modes : ce qui il y quelques années n'aurait pu être énoncé que sous la forme d'un souhait ou d'une hypothèse devient brusquement ou progressivement vérité constatable. La passion la plus folle, qui d'ailleurs peut à l'occasion être feinte, l'expression des sentiments, l'imagination jouent de manière complexe avec un réel toujours fuyant… Reste que l'écriture a peut-être déjà fixé de manière intangible et trompeuse, comme souhaitable, constatable ou véridique ce qui, au moment de la lecture, ne se présentera déjà plus ainsi. Concluant que notre écriture apparaît insuffisante dans les moyens d'expression qu'elle offre – surtout si on la compare au langage oral12 et à toutes les possibilités non-verbales qui l'accompagnent (co-gestuel, intonations, mimiques conscientes ou inconscientes,..) – Memmi propose dans L'Ecriture colorée13 rien moins qu'« une nouvelle rhétorique, au moins une remise à jour de l'ancienne, enrichie, renforcée et illustrée de nos préoccupations actuelles »14 ; pour cela, il suggère de distinguer cinq variétés de langages possibles, auxquelles il associe cinq couleurs d'écriture :
Le langage de la vérité > noir
Le langage analogique > jaune
Le langage du vœu > vert
Le langage de la fantaisie > bleu
le langage de l'émotion > rouge
Comme Memmi le souligne dans son essai, et sans remonter aux éditions elzéviriennes, les tentatives d'écritures (au sens large du terme, incluant l'écriture musicale) s'efforçant d'échapper aux normes séculaires ne manquent pas dans l'histoire des arts : pour en rester à l'usage des couleurs, il cite pêle mêle Renan, Samuel Becket et Claude Simon qui, par souci de clarté, brouillonnent de la sorte, plus récemment Roger Caillois et Elsa Triolet, ont obtenu de leurs éditeurs d'une impression en bichromie ; et Wagner qui différenciait par la couleur la part prise par les différents instruments dans les musiques qu'il écrivait.
L'essayiste s'arrête ensuite plus longuement sur « le cas Rimbaud », son célèbre sonnet des voyelles15 et les multiples interprétations d' « audition colorée » (questions à la mode à la fin du XIXème siècle dans les milieux artistiques, mais aussi médicaux et psychanalytiques) auxquelles ce poème énigmatique a donné lieu – ce qui lui fournit l'occasion de saluer au passage « le livre étourdissant de verve et d'érudition » de René Etiemble16. Mais c'est pour ajouter aussitôt :
« Mon propos se situe ailleurs. Outre que ni Baudelaire ni Rimbaud n'ont songé, tirant conséquence de leur théorie, à écrire en couleurs, la non-existence de ces correspondances, si elle était définitivement prouvée, ne changerait rien à mes propositions : Pour moi, il s'agit surtout de conventions.[…] Qu'il soit bien entendu que j'ai surtout recherché un système de signes supplémentaires, qui rende compte de toutes les dimensions de la pensée et du langage humain. Il se trouve par chance que la couleur, par sa maniabilité, par son efficacité visuelle, est un langage d'une incroyable commodité. »17
4. L'Apport des correspondances
Dès 1968, Albert Memmi, alors en pleine rédaction du Scorpion, avait envoyé à Etiemble, ou plutôt, assez curieusement, à Madame18 – sans réaction du couple, semble-t-il – quelques pages sur « Les Conditions matérielles de l'écriture ». Cet envoi n'ayant pas été retrouvé, on ignore si ces « conditions matérielles » ont quelque chose à voir avec l'écriture colorée. Probablement, puisque un texte du même ordre, « proposant l'adoption d'une écriture colorée » avait été envoyé dès le printemps 1970 à plus d'un proche, outre Etiemble : Vercors, Claude Roy et Robert Gallimard notamment, qui se montre « peu convaincu »19.
Mais c'est dans une autre série de lettres, au printemps 1972, qu'Albert Memmi se montre plus précis et plus explicite sur son projet. A Etiemble d'abord :
« Mon cher Etiemble,
Je ne sais pas si vous vous souvenez de ce texte sur l'Ecriture colorée, qui avait suscité chez vous des réactions mitigées. Vous m'aviez promis de coucher par écrit vos observations. Inutile de vous dire à quel point je serais intéressé à les avoir, d'abord parce que vous avez travaillé sur ce sujet, et aussi parce que j'ai également confiance en l'acuité de votre esprit.
Si vous consentiez maintenant – ou à la rentrée – à y repenser quelques instants, je pourrais vous remettre un manuscrit plus complet que celui de la dernière fois.
Je viens de recevoir une lettre de Barthes, à qui j'avais également confié l'affaire : elle est assez largement positive. Cela ne m'étonne pas, pour des raisons que vous devinez ; mais cette approbation ne me suffit pas, pour les mêmes raisons.
[…] En tous cas, croyez à ma fidélité. Et à bientôt. »20
Cette lettre de Barthes, datée du 16 juin 1972, nous l'avons retrouvée dans les archives d'Albert Memmi :
Cher ami,
J'ai pris un réel plaisir à lire votre texte sur l'Ecriture Colorée, et je viens vous en remercier d'un mot – en attendant que nous en parlions mieux si nous nous rencontrons. C'est une idée simple, rare, évidente, mais évidente seulement une fois que vous l'avez formulée et exploitée – et vous la défendez très bien, toujours en entrecroisant le pratique et le poétique de l'idée. Elle m'a touché personnellement, parce que tout ce qui touche à la matérialité de l'écriture me fascine et parce qu'aussi pour moi, le plaisir passe toujours par la couleur ; je ne sais pas si j'arriverais aux mêmes catégories différentielles que vous ; je ne sais pas non plus si ce que j'écris est réellement postérieur à ce que je conçois ; peut-être l'écriture est-elle tout de suite en couleur dans notre tête : nous sommes écrits en couleurs ; mais justement, ce qu'il y a de bien dans votre idée, c'est son pouvoir de digression, de réflexion. J'ai mis – en principe – au programme d'un petit groupe de recherche pour l'année prochaine, ce problème de la matérialité de l'écrit, je vous en reparlerai à ce moment-là, car ce sera un thème très proche de votre travail. Merci de me l'avoir communiqué.[...]»21
En revanche, nous n'avons pas (encore) retrouvé de réponse d'Etiemble ou de sa femme à la demande formulée par Memmi dans sa lettre du 26 juin 1972.
Mais il n'est pas sans signification de constater que, parmi le fonds Etiemble conservé à la BnF, figure un tapuscrit complet de L'Ecriture colorée, similaire à quelques détails près à la version publiée. Sans doute celui annoncé par Memmi dans cette lettre. Et ce document est rangé parmi les dossiers "Rimbaud", comme s'il avait servi d'argument ou d'appui dans la réfutation des thèses de Faurisson. Resterait à déterminer, en fouillant plus profond dans ces dossiers, la part prise par l'essai de Memmi... Mais c'est là une recherche qui nous éloignerait de notre point de départ : revenons donc, en conclusion, au Scorpion.
5. Exercice de TP de génétique appliquée
Il y a quelques années, Albert Memmi m'ayant expliqué au fil d'une conversation qu'un éditeur américain semblait s'intéresser à une édition en ligne du Scorpion, je lui avais suggéré de profiter de l'occasion pour revenir à son idée initiale et d'exiger une édition en écriture colorée, puisque l'électronique permet aujourd'hui ce que l'édition traditionnelle avait refusé il y a quelques décennies. Il n'en fut rien : l'âge et la fatigue sans doute, le fait de devoir revenir à un texte, à des questions théoriques depuis longtemps dépassées, firent que l'auteur signa ce contrat sans exigence particulière.
A défaut, proposons ici en guise d'exercice et d'illustration une édition en couleurs d'un extrait de ce roman, en l'occurrence l'"Histoire de Bina", supposée s'intégrer à une oeuvre d'Emile à venir, et sa réception par Marcel (pp. 37-41) :
Cela commence par un long chapitre en caractères romains, dont la narration est assumée à la première personne par un certain Bina qui apparaît ici pour la première fois, et réapparaîtra vers la fin du récit.
« Tu crois peut-être, Docteur, que je n'ai pas aimé mon père ! Ah, personne ne sait combien mon cœur l'a chéri, combien ma tête l'a admiré ! La dernière semaine, le dernier vendredi, lorsque je lui ai baisé la main, le même respect me courba le front, la même chaleur envahit mes tempes, mes yeux se mouillèrent, mais il le fallait, Docteur, il le fallait. Pourquoi j'ai fait ça ? Comment j'y suis arrivé, tu ne peux pas comprendre ; il faudrait que je te raconte tout, il faudrait que tu arrives à me comprendre, moi d'abord.
- Voyons, Bina, personne ne te connaît autant que moi : je t'ai vu avant ta propre mère.
- Tu n'aurais pas dû me laisser vivre. Entre ma mère et moi, Docteur, tu as mal choisi [......]
Suivi, en caractères italiques, par la réaction pleine d'émotion et d'incertitudes, de Marcel à la lecture de ces feuillets :
Allons bon, qui est ce docteur-là ? Qui est ce Bina ? Et son père, et Baïsa, et Ghozala ? En un sens pourtant, je préfère ça : sans conteste, cette fois, nous sommes dans la fiction [...] Quelle idée Imilio, de jeter pêle mêle dans ce même tiroir tout ce que tu écris ! Commodité musculaire, fatique minima certes [...] Mais après, comment t'y serais-tu retrouvé ? [...] En tout cas, moi, maintenant, je suis perdu entre les fragments du Journal, les chapitres du récit (et j'espère qu'il n'y en a pas deux !), les notations techniques, des coupures de journaux soigneusement découpées et datées...
Mais cette réaction est brutalement entrecoupée d'un paragraphe en petites majuscules, sans rapport avec tout ce qui précède :
Toute sa conduite, toute son œuvre s'expliquent par ceci : il était un étranger, protestant, il se fit catholique pour mieux s'intégrer, il redevint protestant quand il crut devoir se passer de cette palinodie : il se voulut un écrivain parisien, mais il ne cessa de plaider auprès de sa seule patrie perdue […] Et jusqu'à la folie enfin qui le transforma en ce qu'il n'avait jamais cessé d'être au fond : un étranger.
Et cela se termine par une conclusion embarrassée de Marcel :
Il s'agit, je suppose, de Jean-Jacques Rousseau ; je sais qu'il fascinait Emile. Bon aucun rapport avec Le Scorpion évidemment ; avec le Journal ? Ce n'est même pas sûr ; une note de lecture plutôt, une réflexion ?
Faire un troisième tas ? A moins que (hypothèse farfelue), à moins que ces différents textes ne soient tout de même pas complètement indépendants. Je veux dire qu'ils soient déjà destinés, sitôt jetés sur le papier, à entrer dans un dessein unique, plus général. Sinon pourquoi cette note ici ? Le hasard ? Et les coupures de journaux ? Simple plaisir de les collectionner ? […]
Hypothèse farfelue et surtout embarrassante ; car alors, il n'y aurait ni fiction, ni Journal, ni document, mais une seule intention complexe. Ce serait pire ; comment ordonner ces feuilles sans connaître cette intention, sans moyen de se retrouver à l'intérieur même de ces textes ? En somme, plus que jamais : sans une clef, indispensable et perdue.
Récapitulons donc : les trois types de caractères utilisés nous conduisent à établir trois couleurs d'écriture :
- En bleu, couleur de la fantaisie selon Memmi, le récit d'imagination d'Emile, ce personnage inventé qu'est Bina – toutes choses qu'autorise la fiction, comme le souligne Marcel.
- En rouge, couleur de l'émotion, les réactions, dubitatives et interrogatives, de Marcel à la lecture des fragments qu'il découvre.
- En jaune, couleur de l'analogie, le court texte d'analyse de la vie de Rousseau (est-on même sûr que ce soit lui ?) Car enfin, à travers la description de ce sentiment d'étrangeté permanente qui isola Rousseau et put conduire à la folie, Emile n'évoque-t-il pas – par analogie – l'état qui le guette et condamne ses écrits à un tel désordre, et lui-même à cette mystérieuse disparition ?
Mais à y regarder de plus près, tout cela est bien plus complexe et bien plus mêlé : il y a aussi un récit analogique dans l'histoire de Bina qui pourrait tout autant apparaître en jaune. Et les réactions de Marcel, si chargées d'émotions soient-elles, ne sont-elles pas en fin de compte de l'ordre du simple constat : Marcel, premier lecteur de son frère, se déclare perdu devant l'aspect multiforme, presque monstrueux, du texte qui sort des tiroirs mais – hypothèse plus embarrassante que farfelue – cette « intention complexe », ne laissant au lecteur que peu de moyens « de se retrouver à l'intérieur de même de ces textes » ne définirait-elle pas précisément le nouveau roman que Memmi a composé avec Le Scorpion, bien loin des romans à clefs que l'on a trop souvent vus dans La Statue de sel et Agar ?
Notes
1. Professeur émérite de l'université Montpellier 3, Guy Dugas est l'auteur de plusieurs oeuvres sur les littératures judéo-méditerranéennes(Littérature judéo-maghrébine d'expression française : entre Djéha et Cagayous ,
L'Harmattan, 1991) et sur Albert Memmi (Du Malheur d'être juif au bonheur sépharade. Ed. du Nadir, 2002. Dernier ouvrage paru : Albert Memmi : Portraits, édition génétique et critique. Ed. du CNRS, 2015.
2. Albert Memmi, Journal intime inédit 1961-sans date et 1961 mardi 3 oct.
3. Jacques Derrida, De la Grammatologie. Paris, éd. De Minuit, 1967
4. Hygiène des Lettres V. C'est le bouquet ! Paris, Gallimard, 1967. sans oublier son essai : Le Sonnet des voyelles. De l'audition colorée à la vision érotique, Gallimard, 1968, au coeur de la discussion Memmi-Etiemble comme nous le verrons.
5. Paris, éd. De Minuit, 1969
6. Entretien avec Annie Goldmann sur radio Bruxelles, à l'occasion de la publication de La Libération du Juif (Gallimard, 1966)
7. 2ème année, n° 10, nov. 1958.
8. Voir Albert Memmi : Portraits. Edition génétique et critique de Guy Dugas. Paris, CNRS éditions, 2015, pp 185-197. Citation p. 195.
9. La Libération du Juif, in ibid, p. 922.
10. L'Ecriture colorée ou je vous aime en rouge. Paris, Périple, 1986, p. 92.
11. Clément Rosset, Le Réel. Traité de l'idiotie. Paris, éd. de Minuit, 1978.
12. Voir par exemple l'article de Christine Coupier « Or les mots manquent toujours... » dans la revue Langue française, n° 71, sept. 1986, montrant bien le nombre et la variété des symboles hors convention grammaticale qu'exige le compte-rendu écrit d'un entretien oral.
13. L'Ecriture colorée, ibid, p. 41
14. Ibid, p. 89
15. On connaît ce sonnet, inspiré des correspondances de Baudelaire et extrait des Illuminations :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu de mouches éclatantes,
Qui bourbillent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d’ombre. E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lames des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles.
I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes.
U, cycles, vibremens divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux.
O, suprême clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des mondes et des anges ;
O, l’oméga, rayon violet de ses yeux
16. Etiemble, Le sonnet des voyelles, Gallimard, 1968 – essai prolongeant un article du Monde (Faurisson a-t-il lu Rimbaud ?, 3 février 1962) dans lequel Etiemble éreinte tout à la fois « ces quatorze pauvres vers » et l'exégèse érotique qu'en tente Robert Faurisson dans la revue Bizarre (4ème trimestre 1961, texte publié sans nom d'auteur)
17. L'Ecriture colorée, op.cit. p. 20
18. Jeannine Kohn Etiemble , sinologue, avait épousé Etiemble en secondes noces en 1963. Dans une lettre du 24 nov. 1966, Memmi déclare à Etiemble « combien nous avons été contents de vous voir chez vous, et de faire la connaissance, attendue depuis si longtemps, de votre femme qui m'a paru solide et complexe. »
Je profite de l'occasion pour remercier Isabelle Mette d'avoir attiré mon attention sur la présence de cette correspondance parmi le fonds Etiemble de la BnF.
19. Lettre dactyl. du 6 août 1970 : « Non seulement je n'ai pas été convaincu, mais je suis de plus persuadé que votre invention, au lieu de clarifier le langage, le rendrait encore plus imprécis. Le menteur y trouverait largement son profit car je vois mal ce qui pourrait l'empêcher d'écrire en rouge « Je vous aime » à quelqu'un qu'en secret il détesterait. France Dimanche acceptera-t-il d'être imprimé dans la couleur du mensonge ? Et quelle couleur aurait choisi M. Paul REYNAUD pour faire imprimer le discours où il disait : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts » ? Je vois mal les publicistes acceptant votre règle pour leurs affiches, leurs placards, leurs emboîtages qui tous déjà utilisent, à des fins esthétiques, une typographie colorée.
Que dans un proche avenir le progrès technique nous autorise – comme cela s'est déjà fait pour des ouvrages de luxe – à utiliser la couleur de la même manière que l'on joue actuellement sur la disposition typographique, je le veux bien – mais je doute que cela puisse sortir du domaine de la fantaisie personnelle et de la création artistique. […] »
20. Lettre manuscrite d'Albert Memmi à Etiemble, « Paris, 26 juin 1972 »
21. Lettre manuscrite, en-tête « Ecole Pratique des hautes Etudes ». Dans une autre lettre manuscrite, du 9 juillet, Barthes, en vacances à Urt, indique à Memmi qu'il lui renverra le manuscrit par la poste à son retour. Et il ajoute :
« Je serais heureux que Communications le publie, mais vous le savez, cette revue fonctionne par numéros spéciaux et il faut attendre le numéro adéquat – ce qui risque de prendre du temps. J'espère que votre texte sera publié avant, ce serait plus sûr. »
De fait, aucun article d'Albert Memmi n'a jamais figuré au sommaire de cette revue, créée par Roland Barthes, Edgar Morin et Georges Friedmann.