Albert Memmi, passeur de mondes
De
Edmond Jouve1
Dans « Cahier d’un retour au pays natal », en 1939, l’Antillais Aimé Césaire avait doté le monde noir d’une voix. En 1961, dans « Les damnés de la terre », un autre Martiniquais, Frantz Fanon, lancera un cri de révolte au nom des dominés du globe. Mais, pour que ce cri fût entendu, il fallait un maillon intermédiaire à la chaîne. Le Tunisien Albert Memmi le fournira en 1956. Dans « Portrait du colonisé précédé d’un portrait du colonisateur», il décrira le colonisateur et le colonisé, irrémédiablement rivés l’un à l’autre. Avec « Portrait du colonisé », le message commence donc à se radicaliser. Ecrit en 1955 – 1956, ses premiers extraits paraîtront en avril 1956 dans « Les Temps modernes » et dans la revue « Esprit », donc au début de la guerre d’Algérie. Dès lors, écrit Jean-Paul Sartre, « tout est dit ».
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Contrairement à d’autres, Memmi n’en restera pas là. Il n’accepte pas de s’enfermer dans les ghettos qu’il a connus et dénoncés. Il ne se satisfait pas des situations dont il a hérité. Il entend bien les dépasser et en sortir. Dès qu’il se trouve dans un monde, il est impatient de s’en évader pour en découvrir d’autres. Mais, ces mondes nouveaux, ces mondes en devenir, il ne veut pas les garder pour lui seul. Grâce à l’écriture, il a hâte de nous les faire découvrirIl en expose toutes les richesses. Il est les passeurs de mondes. Il nous fait aller d’une rive à l’autre. Il est ces hommes rares qui permettent à leurs semblables de franchir des frontières. Sa vie et son œuvre en témoignent .
Albert Memmi, passeur de mondes dans son vécu
A la manière de ses ancêtres, Albert Memmi est un nomade. Né d’un père artisan bourrelier, juif d’origine italienne, et d’une mère berbère, il a passé son enfance « au fond de l’impasse Tarfoune ». Il est venu au monde à Tunis, le 15 décembre 1920, à deux pas de la « hara » - le ghetto juif – qui restera un lieu privilégié d’inspiration. A partir de tous les états qu’il connaîtra ensuite, il nous fera traverser des zones interdites ou même des lignes ennemies.
De 1924 à 1927, il fréquente l’école rabbinique de la capitale puis il rentre à l’école de l’Alliance israélite universelle de la rue Malta Srira. De 1933 à 1938, nous le voyons participer aux mouvements locaux de jeunesse juive. Ce sont les années de cette « jeunesse amère » (ainsi qualifiées par Jean-Paul Sartre) qu’il nous raconte si bien dans « La statue de sel ».
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Après le monde juif, le voici qui expérimente la laïcité. De 1932 à 1939, il fréquente le lycée Carnot de Tunis, dont il sort muni du baccalauréat. Il y reviendra comme surveillant d’internat et enseignant. Quelques années plus tard, de 1942 à 1943, il part découvrir le Maghreb. Mais, parce que juif, il sera renvoyé de l’Université d’Alger. A 26 ans, en 1946, il embarque pour la France afin d’y continuer, en Sorbonne, des études interrompues suite à sa démission de l’Education nationale pour avoir refusé de signer la déclaration exigée des enseignants par le régime de Vichy.
A Paris ce sera souvent « la galère » avant la consécration. Mais voilà que, en 1951, intervient son mariage avec Germaine, « une blonde alsacienne aux yeux bleus », qu’il ramènera ensuite à Tunis, et dont il racontera les tribulations dans « Agar ». En 1957, nous trouvons Albert Memmi Maître de conférences à HEC , puis enseignant en psychiatrie sociale à l’Ecole pratique des Hautes études avant de devenir, en 1970, Professeur à l’ Université Paris X et, en 1971, Directeur de son Département de Sociologie. C’est là où, après l’avoir lu, je ferai sa connaissance, appelé, comme lui, à faire partie d’un jury de soutenance de thèse de doctorat.
La boucle est ainsi bouclée. Dès lors, Albert Memmi pourra se consacrer plus pleinement encore à son œuvre.
Albert Memmi, passeur de mondes dans son œuvre
Passeur de mondes ? Albert Memmi l’a admis lui-même. Dans son entretien avec Hédi Bouraoui ( p.105 ),2 il déclare : «Toute mon œuvre est un va-et-vient entre la recherche de l’ouverture ( les autres, le monde ) et le retour au clos ( la famille, les traditions, l’identité ) ». Dans « Terre intérieure », il ajoute : « Ecrire, c’est obéir à la fois à une esthétique et à une éthique, à un besoin individuel et à un besoin social ». Il va ainsi du moi à l’universel, ce qui est une autre façon de dire qu’il n’entend pas faire de sur-place. Pour cela, il gambade, avec facilité, d’un genre à l’autre. Il est même passé du journalisme à la littérature. Rappelons qu’il écrivit dans « Le Petit Matin » où, en 1942, il dressa un panorama en cinq volets de littérature juive.
« Le portrait du colonisé » sera significatif à cet égard. Il y inaugure un champ de réflexion d’où naîtra une suite d’œuvres telles que « L’homme dominé », « Portrait d’un juif », « La libération du Juif », « La Dépendance ». Comme l’écrit Guy de Bosschère (p. 81),3 ils « constitueront le démembrement et l’exploitation des richesses inépuisables du premier.
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Basculer d’un monde à l’autre, d’une civilisation à une autre, d’un état à l’autre, tout cela ne peut être que source de déchirures. L’œuvre de Memmi repose sur nombre d’entre elles. Déchirures entre deux cultures, dans « La statue de sel ». Déchirures entre deux mondes affectifs, dans « Agar ». Déchirures d’un prince judéo-berbère exilé de son royaume dans « Le désert ». Déchirures dues au Pouvoir dans « Le scorpion ». Dans le même temps, l’œuvre manifeste une « oscillation perpétuelle entre le romancier et l’essayiste » (Jacqueline Leiner, p. 63),4 entre la théorie et les réalités du monde.
Voyez, par exemple, « Portrait du colonisé » où le verbe s’est fait chair. Albert Memmi évoque le curieux destin de son ouvrage : « Le livre m’avait échappé des mains … Après les colonies explicites, les Algériens, les Marocains ou les Noirs d’Afrique, il commença à être reconnu, revendiqué et utilisé par d’autres hommes dominés d’une autre manière, comme certains Américains du Sud, les Japonais ou les Noirs américains. Les derniers en date furent les Canadiens français qui m’ont fait l’honneur de croire y retrouver de nombreux schémas de leur propre aliénation ». Redisons-le : comme ce fut le cas durant la guerre d’Algérie quand « Le Portrait du colonisé » « circulait dans les prisons et devenait même le porte-drapeau de la révolte nationaliste. Dès lors, ajoute-t-il, tout le monde était d’accord pour le caractériser comme une arme, un outil de combat contre la colonisation ; ce qu’il est devenu, il est vrai ».
Ce passeur de mondes n’est ni un prestidigitateur, ni un jongleur. Il sait se poser et s’arrêter quand il le faut. « Je suis, dit-il, inconditionnellement contre toutes les oppressions ; je vois dans l’oppression le fléau majeur de la condition humaine qui détourne et vicie les meilleures forces de l’homme ». On l’attendait, bien sûr, dans ce qu’il allait dire de ses rapports avec le monde juif. Dans « La statue de sel », il raconte comment, aux premiers jours de l’occupation allemande, la communauté juive fut laissée sans défense aux mains des troupes nazies. Plus tard, il s’intéressera de plus près à la condition juive. D’où, en 1962, son « Portrait d’un juif » où, à partir de sa propre expérience, il tente une peinture de la condition juive aujourd’hui … s’en épargner les critiques des représentants patentés de la « judaïcité ». Dans « La libération du Juif » (1966), il n’hésite pas à admettre qu’Israël constitue la seule issue possible au mal-être du juif … ce qui ne pouvait que susciter d’autres incompréhensions et inimitiés. Les garde-côtes sont toujours sur le qui-vive …
Mais ce passeur sait contourner les obstacles pour transmettre ses valeurs. Ayant expérimenté les mondes les plus divers, ayant papillonné (mais toujours sur les hauteurs), Albert Memmi, plus résolu que jamais, nous délivre un autre message. Il nous convie, désormais, à la recherche du bonheur. Il nous invite à profiter des mille joies qui donnent tout son prix à la vie. Avec cette recette évangélique : « Commencez par aimer; ne demandez pas, donnez : il vous sera suffisamment rendu ».5 L’œuvre, auparavant, s’était encore diversifiée avec « Le pharaon » (Julliard, 1988 ) et « Le mirliton du ciel » ( Julliard, 1989 ).
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Voici donc, Albert Memmi, en reprenant le mot de Mallarmé, « tel qu’en lui-même, enfin, l’éternité le change ». Voici que le vigoureux « prophète de la décolonisation » s’est mué en sage.
Transplanteur de bornes, forgeur d’astres : Albert Memmi est tout cela à la fois, suite à de nombreuses allées et venues et, aussi, à des renoncements. Jean-Paul Sartre l’avait dit (Prophète, p. 170) : « Qu’est-il au juste ? Colonisateur ou colonisé ? Il dirait lui, ni l’un ni l’autre ; vous diriez peut-être : l’un et l’autre ; au fond, cela revient au même ».
Au total, il est homme d’ouverture et de synthèse, toujours apte à se fondre dans l’universel. Comme l’écrit Albert Camus (Prophète, p. 160), c’est « un écrivain français de Tunisie », « ni français ni tunisien. C’est à peine s’il est juif, puisque, dans un sens, il ne voudrait pas l’être ».
Bref, il est, avant tout, un aventurier des Lettres francophones, pour qui, à la manière de Charles de Gaulle, « la seule querelle qui vaille est celle de l’Homme ».
Et de cela, ses amis sont très fiers.
Notes
1. Edmond Jouve es Professeur émérite de l’Université Paris Descartes Sorbonne Paris Cité, et Président (h.) de l’Association des Ecrivains de Langue française (ADELF).
2. Des références de ce type renvoient à Edmond Jouve, « Albert Memmi, prophète de la décolonisation », Paris, SEPEG international, 1993.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Albert Memmi, « Bonheurs », Paris, Arléa, 1992, p. 83.